Pourquoi le Canada ne figure-t-il pas dans le top 20 des marchés mondiaux pour l’horlogerie suisse, malgré son niveau de développement élevé? Dans l’ombre du voisin américain qui suscite toutes les convoitises, le potentiel du marché horloger canadien semble loin d’être atteint, en particulier à Montréal, métropole en plein renouveau. Plusieurs initiatives entendent y remédier, notamment un nouveau salon horloger. Visite.
En collaboration avec Europa Star
La famille Kaufmann illustre à la perfection les relations qui unissent la Suisse et le Canada en matière de montres. Le père, Pius, un bijoutier originaire de St-Gall (âgé aujourd’hui de 90 ans), s’est installé à Montréal pour y apprendre l’anglais avant d’y ouvrir sa propre boutique. Le fils, Charles, a grandi au Canada puis est retourné dans la mère patrie, à Genève, où il a notamment travaillé chez Bucherer… avant d’être rappelé par son père de l’autre côté de l’Atlantique pour y ouvrir une nouvelle boutique.
Aujourd’hui, Charles Kaufmann est l’unique représentant de Patek Philippe dans toute la province du Québec. A la tête de la prestigieuse boutique Kaufmann de Suisse à Montréal, il y distribue également Carl F. Bucherer, Parmigiani Fleurier, ainsi que Nomos, depuis cette année. « L’introduction de cette marque vise à séduire une nouvelle génération d’acheteurs avec une entrée de gamme horloger plus abordable », précise le Canado-Suisse. La famille possède également une boutique à Palm Beach en Floride – symbole de l’intégration économique profonde entre les États-Unis et le Canada.
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Patek Philippe chez Kaufmann de Suisse à Montréal
Mais face à son puissant voisin du sud, le marché canadien fait encore figure de nain horloger. Ainsi, malgré ses 37 millions d’habitants et son succès économique, notamment alimenté par les hydrocarbures et le secteur minier, le Canada ne se classait en 2018 qu’à la 22e place des exportations horlogères suisses, derrière… le Portugal, à 177 millions de francs de livraisons de montres.
On attendait le pays plus haut dans les statistiques horlogères! Certes, des géants démographiques comme l’Inde ou le Brésil se retrouvent encore plus loin dans le classement annuel de la Fédération horlogère suisse mais le Canada, adepte du libre-échange et très bien intégré dans la mondialisation, est loin de leurs niveaux de protectionnisme rédhibitoires pour les marques horlogères.
« Une terre à conquérir »
« Le marché canadien dans son ensemble reste une terre à conquérir pour les horlogers, avec un fort potentiel de développement. La population y est aisée et l’économie se porte bien », souligne Marco Miserendino. Copropriétaire de Bijouterie Italienne à Montréal (détaillant officiel de Rolex), celui-ci préside également la Canadian Jewellers Association, organisme faîtier du secteur dans le pays, qui compte plus de 1 000 membres professionnels.
Mais pourquoi le Canada n’occupe-t-il pas déjà une position plus élevée dans les exportations de montres suisses?
Les représentants du secteur invoquent plusieurs raisons. Et notamment – puisque l’horlogerie est aujourd’hui plus que jamais associée aux visiteurs étrangers – sa saison touristique de courte durée, dans un pays traversé par un rude climat. Même si le taux de change actuel favoriserait les achats transfrontaliers de la part des voisins américains…
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Rolex chez Bijouterie Italienne à Montréal
Une raison plus pragmatique se dessine : « La plupart des pays de l’OCDE offrent un remboursement de la TVA pour les achats effectués par des clients étrangers. Ce n’est malheureusement pas encore le cas au Canada », souligne Grigor Garabedian, chef de la division centrale de l’horlogerie au groupe Birks. Cette maison vénérable fondée en 1879 est aujourd’hui l’acteur dominant de la distribution de montres dans le pays, avec 28 boutiques implantées de Halifax à Vancouver. Elle opère notamment une boutique Patek Philippe à Vancouver et des shop-in-shop Rolex à Calgary et Richard Mille à Vancouver.
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Maison Birks, acteur dominant de la vente de montres et bijoux au Canada
Le goût de la discrétion?
Si les conditions-cadre ne favorisent pas le tourisme d’achat horloger, pourquoi la consommation locale n’est-elle pas plus forte? Là, on invoque des raisons d’ordre plus culturelle, qui tiennent aux habitudes d’achat. « Les Canadiens les plus aisés que je connais n’arborent souvent pas de montre de luxe au poignet. À choix, on préfèrera investir dans l’immobilier. Je crois qu’une forme de modestie et de simplicité s’exprime dans notre art de vivre, par rapport aux États-Unis ou à d’autres pays, avec laquelle le secteur du luxe doit composer », souligne Dominic Handal, propriétaire de Joailliers Pax à Montréal.
« Je crois qu’une forme de modestie et de simplicité s’exprime dans notre art de vivre, par rapport aux États-Unis ou à d’autres pays, avec laquelle le secteur du luxe doit composer. » – Dominic Handal, propriétaire de Joailliers Pax à Montréal
Marco Miserendino constate aussi cette culture de l’understatement dans les choix de ses clients : « Nous vendons par exemple davantage de montres en or blanc, au charme plus discret qu’en or jaune. S’ils se font plaisir, nos clients le feront avec modération. Notre portfolio reste stable sur la durée : nous enregistrons peu de demandes sur des pièces très exclusives et il n’y a pas une quête permanente de la nouveauté, comme on peut le voir sur d’autres marchés. »
Pour les marques suisses, notamment celles qui sortent des sentiers battus ou qui ne figurent pas parmi les incontournables, il reste encore beaucoup de travail d’information, d’éducation, voire d’« évangélisation » horlogère à faire au Canada.
Montréal se réveille
« Malgré tout, les ventes de montres suisses ont connu une croissance étonnante au cours des dernières années », nuance Grigor Garabedian. Un effet de rattrapage serait-il en cours, qui permettrait au Canada de s’aligner à terme sur les niveaux de vente de l’Espagne, un pays à la population et au développement comparable mais qui compte deux fois plus d’importations de montres suisses?
Cela semble être particulièrement le cas à Montréal, la métropole du Québec qui concentre, avec plus de 4 millions d’habitants, la moitié de la population et de la richesse de la province. Très importante place financière et de négoce jusqu’aux années 1960, la ville a ensuite pâti des aléas géopolitiques du Québec, mais surtout du déplacement du cœur économique du Canada toujours plus vers l’Ouest, vers les provinces anglophones et vers le Pacifique.
« À Montréal, les projets d’infrastructure étaient au point mort pendant quarante ans. Mais il y a maintenant une nouvelle confiance dans le climat économique de la province et de nouveaux investissements bénéficient à la ville », constate Marco Miserendino.
Premier salon horloger à Montréal
Plusieurs signaux semblent de fait converger pour signaler une nouvelle dynamique de l’horlogerie dans la ville. Ainsi, la maison de ventes Phillips a organisé en juin une présentation-vente de montres vintage durant le Grand Prix de Formule 1 du Canada, qui constitue la vitrine internationale la plus importante de Montréal. Parmi les garde-temps présentés à l’hôtel Ritz-Carlton figuraient de belles pièces de Rolex, Omega ou TAG Heuer, sous le thème commun de la course automobile (l’horlogerie n’en manque pas!).
Autre signe : un nouveau salon horloger – le Salon de Montréal – a été organisé les 27 et 28 septembre à Montréal par Simion Matei, un entrepreneur de l’immobilier montréalais passionné d’horlogerie. Celui-ci a rassemblé douze marques, principalement suisses mais aussi allemandes et même canadiennes, souhaitant faire mieux connaître l’horlogerie indépendante au Canada.
En charge de la promotion de ce festival, Thomas Baillod livre sa vision du marché horloger canadien : « Il reste encore beaucoup de travail d’éducation à mener mais le potentiel est bien présent. Le marché bouge à présent, car il a été négligé pendant longtemps. Le Canada vit toujours un peu à l’ombre des États-Unis, qui captent toute l’attention. Par ailleurs, de gros liquidateurs horlogers sont basés au Canada. Cela biaise les statistiques officielles. Le pays vaut plus que cela : il faut arrêter de le considérer comme un marché de seconde zone pour invendus horlogers. »
« Il reste encore beaucoup de travail d’éducation à mener mais le potentiel est bien présent. Le marché bouge à présent, car il a été négligé pendant longtemps. » – Thomas Baillod
Un marché horloger bien plus développé dans le Canada anglophone
Le salon, qui a été organisé au luxueux Club Saint-James de Montréal, a rassemblé des marques actives dans le moyen et haut de gamme en quête de notoriété au Canada. Des maisons comme Maurice Lacroix, Dwiss, Bédat & Co, L&JR, Ultramarine ou encore Junghans étaient présentes. « L’intention est de proposer une horlogerie qualitative mais relativement abordable », poursuit Thomas Baillod. « Nous ne voulons pas créer un salon inaccessible. Dans les changements de la distribution horlogère qui bouleversent le secteur, des salons B to C, où la vente directe est encouragée, trouvent toute leur place. »
Simion Matei a lancé cette initiative notamment car il souhaite enrichir l’offre horlogère dans sa ville de Montréal et dans la province du Québec. « Les revendeurs que j’ai pu rencontrer ne sont pas encore au point sur des grands noms de la scène indépendante comme Christophe Claret ou Kari Voutilainen », nous confie-t-il.
« Nous avons choisi de monter un salon privilégiant les marques indépendantes », poursuit-il. « Nous voulons populariser la belle horlogerie indépendante au Canada. Le Québec en particulier reste un peu isolé sur la scène horlogère mondiale, davantage que les provinces anglophones. » De fait, des grands noms de l’horlogerie contemporaine comme Richard Mille, Audemars Piguet ou encore Greubel Forsey sont présents dans des villes comme Toronto ou Vancouver mais n’ont aucun point de vente dans la province du Québec.
Communauté asiatique en croissance
Une autre perspective doit enfin être signalée concernant le Canada : il s’agit d’un pays où l’immigration asiatique est importante, notamment en Colombie-Britannique et sur le versant Pacifique.
Sachant le degré d’attachement à l’horlogerie de cette communauté, la croissance ne pourrait-elle pas venir de ce côté-là? Chez Maison Birks, Grigor Garabedian confirme cette tendance : « Les Canadiens d’ascendance asiatique forment la communauté à la croissance la plus rapide du pays. Cette clientèle devient très importante pour nous. »
Signe qui ne trompe pas, le groupe vient d’adopter WeChat (la plateforme de messagerie la plus populaire en Chine) pour communiquer avec sa clientèle. Au Canada comme ailleurs, une part considérable de l’avenir de l’horlogerie suisse s’écrit en chinois!
Les horlogers canadiens
Le Canada n’est pas qu’un marché d’importation : il produit également ses propres horlogers! Lors du dernier salon de Bâle, nous avons eu la bonne surprise de rencontrer Alexandre Beauregard. Ce Montréalais est le fondateur de la marque du même nom. Dès l’âge de 17 ans, celui-ci a commencé à dessiner des croquis de montres et à réaliser des prototypes. Finalement il lance sa marque en 2018.
Son approche créative consiste à « réinterpréter l’idée traditionnelle d’une montre-bijou, en alliant l’horlogerie et la joaillerie d’une façon inédite ». Pour cette aventure, Alexandre Beauregard collabore avec un artiste lapidaire, Yves Saint-Pierre, ainsi qu’un expert en joaillerie et en dessin 3D, François Ruel.
Autour de leur passion commune pour les gemmes, le trio a donné naissance à une première collection aux motifs floraux, baptisée Dahlia. En ce qui concerne la conception technique, Beauregard a eu recours à la société Telos à La Chaux-de-Fonds pour la création du tourbillon volant qui occupe le centre du cadran de cette collection.
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La collection Dahlia de la nouvelle marque BEAUREGARD fondée par un Montréalais
Hors du Québec, mentionnons également les marques canadiennes Birchall & Taylor (Toronto), Wilk Watchworks (Toronto) ou encore Novo Watch (Alberta). Et d’autres sont en voie de lancement. Une nouvelle startup horlogère, José Cermeño, a été lancée durant le Salon de Montréal.